Tribune : La « décolonisation » et Thomas Sankara

« L’esclave qui n’est pas capable d’assumer sa révolte ne mérite pas que l’on s’apitoie sur son sort. Cet esclave répondra seul de son malheur s’il se fait des illusions sur la condescendance suspecte d’un maître qui prétend l’affranchir. Seule la lutte libère » déclarait Thomas Sankara en 1984.

Depuis peu, le monde de la coopération et des acteurs de l’humanitaire s’interroge ou plutôt se réinterroge autour de la question de la « décolonisation ». 6 décennies après l’indépendance de la plupart des pays africains, on réfléchit aujourd’hui sur la décolonisation !

 Qu’est-ce qui n’a pas marché pour que ce débat soit de retour d’actualité dans le milieu de la coopération et de l’aide humanitaire ? En parler vise quoi ? sommes-nous prêts pour aller jusqu’au bout de l’analyse et en tirer toutes les conséquences des conclusions ? Ou dit autrement, est-ce se donner bonne conscience du côté des occidentaux et des personnes qui en vivent au sud ?

Si les réponses sont sincères à ces questions, le secteur de l’humanitaire ou de la coopération au développement est-il prêt à se tirer une balle pour s’autodétruire ? Par expérience, que nenni ! on va remettre un peu de vernis pour de soi-disant nouveaux rapports moins inégalitaires entre celui qui donne et celui qui tend la main. Mais, sur le fond, rien ne changera. On inventera un nouveau concept à la mode qui sera une mine à exploiter par des experts du Nord ou du Sud pour des formations, consultances, évaluations, intermédiaires pour des commissions, etc.

 Il suffit de se référer à l’évolution des termes, concepts et outils sur l’aide au développement, développement intégré, cadre logique, théorie du changement, gestion axée sur les résultats, etc. mais sans réel changement de méthodes d’intervention depuis 1960 à nos jours et sans amélioration de l’impact sur le terrain.

Sankara et la décolonisation

Ayons le courage de remonter au milieu des années 80 avec un certain Thomas Sankara, président du Burkina Faso, pour revisiter ces discours et ces actions principales, nous serions stupéfaits qu’il n’a jamais utilisé ce terme mais d’autres mots pour dénoncer les rapports inégalitaires Nord-Sud mais aussi au sein de la société burkinabè : inégalités villes-campagne, inégalités de classe avec une minorité privilégiée, inégalités femme-homme, etc.

A la place, Sankara utilisait les mots comme néo-colonialisme, impérialisme, homme intègre, révolution, peuple, etc. Il s’inscrivait dans une action de lutte pour s’émanciper. Ainsi, il a appelé l’Afrique à ne pas payer sa dette aux pays occidentaux, a dénoncé devant l’ONU les guerres « impérialistes », l’apartheid, la pauvreté, le droit des Palestiniens à l’autodétermination, les inégalités Nord-Sud, etc.

 Il a mené de nombreux combats pour la bonne gouvernance, l’émancipation des femmes, la lutte contre l’excision et le mariage forcé, l’analphabétisme, l’éducation et la santé pour tous, l’autosuffisance alimentaire, la protection de l’environnement avec les 3 luttes (lutte contre les feux de brousse, la divagation des animaux et la coupe anarchique du bois), etc.

Sankara a impulsé le développement endogène en s’appuyant sur les ressources locales et une mobilisation sociale de la société : urbains, ruraux, riches, pauvres, jeunes, femmes, hommes, vieux, handicapés, etc. Résultat : en 4 ans, il a plus contribué au « développement » du Burkina Faso que les 23 premières années depuis l’indépendance en 1960.

Mais, pour le faire, il s’est mis à dos l’Occident car il s’attaquait aux « intérêts » de ces derniers pour continuer à poursuivre les rapports inégalitaires entre le Nord et le Sud… Résultat : il a été assassiné. Le tort de Thomas Sankara, l’icône panafricaine, a été de vouloir « décoloniser les mentalités ».

 Aujourd’hui, l’aura de Sankara, comme héros panafricain dans toutes les franges des sociétés africaines des plus jeunes aux plus anciens et des femmes, ne faiblit pas.

Est-ce que la coopération actuelle ne contribue-t-elle pas à perdurer la dépendance du Sud vis-à-vis du Nord ? Eternelle question : à quand l’émancipation de l’Afrique ?

Quid de la décolonisation dans l’agriculture ?

La « décolonisation » n’est-il pas aujourd’hui, dans tous les pays, de sortir de la révolution verte aliénante basée sur une agriculture industrielle dépendante des intrants produits à base de pétrole et, destructrice de la Terre par les multinationales et leurs actionnaires ? mais, aussi, in fine, de l’Homme qui court à sa perte avec le réchauffement climatique et la pollution chimique avec perte rapide de la fertilité humaine et de la biodiversité, etc.

 Il est plus que temps d’opérer un changement de paradigme grâce à l’agroécologie pour des Systèmes Alimentaires Durables à l’échelle locale ou d’un territoire! « produisons ce que nous consommons et consommons ce que nous produisons » tel était le slogan de Thomas Sankara. L’agroécologie permet d’être indépendant en intrants de synthèse, coûteux, et produit en Occident .

Elle s’appuie sur la production locale des biointrants (biofertilisants, biopesticides) à partir de nos ressources locales. Sankara l’avait compris et promut l’agroécologie avec le paysan philosophe Pierre Rabhi avec la création du centre agroécologique de Gorom-Gorom soit presque 3 décennies avant que le sujet soit d’actualité à travers le Monde.

Parler de décolonisation après 6 décennies d’indépendance, n’est-ce pas se dédouaner à bon compte de nos erreurs de mauvaise gouvernance et de choix de développement par nos dirigeants africains avec la complicité tacite des acteurs de la coopération ?

 N’oublions pas que l’Occident a sa part de responsabilité pour avoir imposé des choix erronés de développement aux pays africains comme les Programmes d’Ajustements Structurels dans les années 90. Mais, alors, pourquoi nos dirigeants n’ont pas dit non pour refuser, et, chercher leurs propres voies de développement comme le dit Ahmadou Kourouma « quand on refuse ,on dit non ! » C’est comme si on rejetait la faute sur la colonisation et qu’il faut que la manne financière de l’aide continue dans les pays anciennement colonisés.Cette dernière ne profite qu’à quelques élites urbaines tandis que le paysan du fin fond de sa brousse ne voit rien.

Comment on fait des pays comme la Corée et autres dragons asiatiques pour se développer en moins de 3 décennies soit à l’échelle d’une génération ? Décoloniser passe par sortir de nos mentalités d’assistés permanents. Il est temps aujourd’hui de se poser la question de savoir si les pays dit du Sud ne peuvent pas se passer de l’aide si elle s’arrêtait ?

Est-ce que la situation que l’on connait en Afrique et au Sahel en particulier serait pire, similaire voire meilleure ?

Pour conclure, on peut affirmer que Sankara avait tout résumé en disant “Nous ne pouvons pas nous développer si le peuple lui-même ne prend pas son destin en main, c’est le peuple qui doit construire le pays”.

Prochainement, nous reviendrons sur le sujet pour approfondir la décolonisation et la responsabilité des leaders africains, mais, aussi, des acteurs de l’aide au développement et les mauvais choix/priorités de développement extraverti et non endogène de 1960 à nos jours.

✍️Christian Legay

christian.legay@fasonet.bf

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